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Les présentations de romans par Francis AGRAS

"Sonietchka" de Ludmila Oulitskaïa :
(Traduit du russe par Sophie Bénech)
Editions Gallimard folio.


Quand Ludmila Oulitskaïa perdit, par sanction, sa chaire de génétique à l'université de Moscou elle ne se doutait pas que l'écriture allait lui procurer la célébrité. En effet une juste reconnaissance internationale vint récompenser son œuvre. Née en 1943 au sud de l'Oural, d'ascendance juive et  de parents intellectuels, elle poursuivit naturellement des études.
 
L'histoire du roman commence dans l'URSS de l'entre deux guerres et va nous présenter la vie de Sonietchka, une bibliothécaire au physique très quelconque et à l'esprit d'une extrême pureté, une amoureuse de la littérature et une fanatique de la lecture.
Pendant vingt années, de sept à vingt-sept ans, Sonietchka avait lu presque sans discontinuer. Elle tombait en lecture comme on tombe en syncope, ne reprenant ses esprits qu'à la dernière page du livre. … Elle éludait chaque jour et à chaque instant la nécessité de vivre ces pathétiques et glapissantes années trente en menant paître son âme dans les vastes pâturages de la littérature russe...
C'est dans le sous-sol de son lieu de travail, la bibliothèque municipale,  que va naître brusquement pour elle une nouvelle destinée porteuse d'incommensurable bonheur.  Un lecteur de passage, Robert Victorovitch, de vingt ans son aîné la demande brusquement en mariage, elle qui avait été échaudée de l'amour dans ses années de lycée, lui, épris de toutes libertés.
...il souriait, comprenant qu'était en train de s'accomplir en lui une de ces multiples trahisons dont son existence à rebondissements était si riche.
L'union est très rapidement concrétisée avec ce  Robert, peintre, volage, grand voyageur qui vient de purger une peine de cinq ans d'emprisonnement dans un camp et assigné provisoirement à résidence dans cette ville de province.
La petite Tania vient au monde dans des conditions matérielles difficiles liées en partie à un déménagement forcé. Le bonheur est pourtant bien présent au foyer  
elle défaillait sous le double poids de ce bonheur insoutenable .
Bonheur contagieux encore renforcé dans la prose par l'utilisation de substentifs évocateurs. L'amour de Sonia pour les siens ne tarit pas, même si dès son enfance et surtout dans son adolescence Tania, enfant gâtée, se montre désintéressée et rebelle à l'éducation souhaitée par sa mère. L'errance de Tania va la conduire à la rencontre d'une orpheline, Jasia,
elle était la fille de communistes polonais ayant fui l'invasion fasciste, chacun, par la force des choses, dans une direction différente : son père vers l'ouest, et sa mère, avec son bébé, vers l'est, en Russie.
La générosité de Sonietchka la mène à héberger la jeune Jasia, la famille s'agrandit ; le lecteur n'est pas au bout de ses surprises...
 
Ce roman est un court récit de vie, à peine plus de cent pages, mais comme souvent, concentrer
son récit entraîne une construction précise dans laquelle chaque mot porte tout son pouvoir évocateur ; le style direct doté d'un réalisme teinté d'humour, et imagé de métaphores agrémentent la lecture. La remarquable concision, (formation scientifique de l'auteur ?) donne au récit  qui traverse une pesante période historique une réalité bien concrète et le métamorphose en une allégorie.
Sonietchka est aussi un roman d'amour étincelant et universel, n'a-t-il pas obtenu le prix Médicis étranger en 1996 à Paris ?   
« la lecture reste un trésor qu'aucun pouvoir ne peut nous enlever. Tous ceux qui le souhaitent peuvent, comme Sonietchka, plonger la tête première dans des profondeurs exquises, des allées sombres et des eaux printanières... »


 

"La saison de l'ombre" de Léonora Miano :
Editions Grassety 2013.

Léonora Milano, fille de l'Afrique noire de l'ouest, est née à Douba en 1973. "La saison de l'hombre" nous entraîne dans une Afrique équatoriale pré coloniale. Ce territoire est alors peuplé de clans que coutumes, masques, peintures corporelles différencient malgré une organisation sociale présentant des similitudes.

Pourquoi dix jeunes initiés et deux hommes d'âge mûr ont-ils disparu de chez les Mulango en cette nuit durant laquelle chacun a dû se protéger d'un incendie ?
« Nous avons fort à faire pour comprendre ce qui nous est arrivé, puis reconstruire » déclare au Conseil des sages l'influente Ebeise première épouse du guide spirituel.
Le lecteur est lui aussi en difficulté ne sachant vers où diriger son regard. Habilement, l'auteur ne distille au fil des pages que des bribes qui laissent imaginer différentes hypothèses quant à la disparition. Enfin nous est relatée cette nuit de l'incendie.
La communauté voisine des Bwele semble être en cause dans cette catastrophe.

Eyabe, femme à l'esprit libre, au tempérament volontaire et dotée d'une sensibilité singulière va quitter le groupe des femmes recluses (femmes dont les fils ou les maris n'ont pas été retrouvés et qui sont logées sous le même toit afin que leur douleur soit contenue en un lieu clairement circonscrit et ne se répande pas dans tout le village) pour cheminer vers le pays de l'eau d'où son fils lui a fait parvenir un message.
La rencontre avec les communautés Bwele et Isedu va entraîner l'héroïne plus loin, vers des terres inconnues, vers la côte océane, où campent des hommes aux pieds de poules venus sur leurs gigantesques embarcations à voiles.

Les modes de vie dans la forêt de cette Afrique d'avant le choc de la rencontre avec les Blancs sont fidèlement rapportés par Léonora Miano qui puise dans les souvenirs transmis par ses ancêtres, dont le lexique. Les Mulango ont-ils été conscients de la Traite transatlantique, du système de chasse mis en place sur leur sol pour les déporter ?
La traite n'est pas au cœur du roman, c'est plutôt retrouver les hommes, dans toutes leurs dimensions, effacés de la mémoire du monde, à travers la quête d'un être cher disparu et la narration des exils pour échapper à la capture.

Émotions, sentiments, humanité des personnages, célébrations des spiritualités concourent à présenter un texte sensible et métaphorique.

 

 

 

"Réparer les vivants" de Maylis de Kerangal :

 
A partir de 2008 Maylis de Kerangal se consacre à l'écriture et présente régulièrement des romans aux éditions Verticales. Ainsi en décembre 2013 « Réparer les vivants » est venu montrer son originalité après « Tangente vers l'est » en 2012. Le sujet de « Réparer les vivants » à priori peu littéraire ou du moins difficile, une transplantation cardiaque en fournit le thème.

Depuis ce malheureux fait divers, un accident de la route comme il en arrive tant, laissant en état de mort cérébrale un jeune homme, jusqu'à l'implantation de son cœur dans un thorax en attente, vont se côtoyer toutes les personnes impliquées dans cette transmission, ce don.

La rudesse des situations faite d'émouvants récits, de difficiles négociations et démarches, de coordinations aux paramètres délicats - il s'agit de maîtriser l'espace et le temps - n'incitent pourtant pas au larmoiement en nous portant vers l'espoir.

Maylis de Kérangal capte l'attention du lecteur dès le début du roman par son réalisme. En effet l'observation, la précision, la documentation sont toujours là pour présenter, décrire les acteurs et les faits mais aussi analyser finement les intimités de chacun pour en souligner sentiments et émotions.
Phrases longues, très longues, tantôt courtes, rares dialogues insérés dans les narrations, divers champs lexicaux habilement utilisés entrent au service d'une prose dense. Langue et écriture semblent dominer le récit. Il en résulte un roman poignant qui nous touche en ouvrant pistes de réflexion et questionnement personnel.

"Cible nocturne" de Ricardo Piglia :
 
Traduit de l'espagonl par François-Michel Durazzo
Editions Gallimard  Folio 335 pages
 
Quarante-six écrivains parmi les plus représentatifs de la littérature argentine actuelle étaient invités au dernier salon du livre à Paris. Parmi eux, le romancier Ricardo Piglia auteur de « Cible nocturne » tout récemment paru en France.
Avec « Cible nocturne » nous nous apprêtons à entrer dans un roman policier tellement est puissante la connotation du titre et significative la situation de départ.
Ainsi, la mort de Tony Durán un mystérieux étranger perdu dans un trou perdu de la Pampa est évoquée dès les premières pages dans lesquelles l'auteur nous évoque rapidement les principaux personnages.
Le commissaire Croce accompagné de l'inspecteur, les jumelles rousses Ada et Sofía Belladona et leur vision concupiscente gravitent dans une société où les classes possédantes s'octroient tous les pouvoirs. Les présentations d'abord succinctes seront étoffées avec l'avancée de l'intrigue.
 
Qui a planté ce couteau créole dans la poitrine du beau et mystérieux Tony Durán ?
Le champ d'investigation va s'élargir : apparition d'un veilleur de nuit japonais, d'un célèbre jockey - dit le Chinois - de porteurs de valises pour la mafia américaine.
Cet assassinat prend une dimension nationale : un envoyé spécial, Renzi, double de l'auteur, journaliste à El Mundo arrive de Buenos Aires pour couvrir l'évènement.
L'habile narration de la rencontre des uns et des autres est l'occasion de présenter les us et coutumes de ces lointaines terres d'Amérique latine, terres de repli ou d'aventure qui ont accueilli tant de populations d'horizons divers pour fonder une nouvelle nation, souvent disparate.
L'auteur rend hommage appuyé à la culture française et plus particulièrement à notre littérature.
Un comique très présent dans l'ouvrage puise sa source dans l'exagération et la démesure qui ajoutent un attrait à la lecture. Un autre trait caractéristique c'est bien la rupture avec un temps linéaire, l'insertion de la narration des rencontres entre Sofía et Renzi dans la progression de l'enquête.
Les versions multiples se contredisant, la fin inattendue, contribuent aussi à oublier le roman policier pour vraiment entrer dans le roman où :
« Tout le monde est suspect, tout le monde se sent poursuivi. Le criminel n'est plus un individu isolé, mais une bande qui détient le pouvoir. »
 
Lecture très agréable d'un portait de l'Argentine des années soixante-dix, entre ombres et lumières.

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